Journal virtuel de Henry Kendall, capitaine de l'Empress of Ireland


Regroupons les témoignages des Norvégiens et les contradictions des Britanniques et tentons de savoir ce qui aurait bien pu se passer dans la tête du capitaine de l'Empress en cette nuit fatidique de mai 1914.

Le 29 mai 1914

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Minuit vient de sonner. Je monte sur la passerelle. Mon premier officier a bien mené le navire.

Je n’ai pas dormi. Depuis que avons quitté Québec en soirée, il me tarde de prendre la commande entière de mon navire. Nous devons cependant nous fier totalement aux habiletés de notre pilote, le canadien Adélard Bernier. Il quittera sous peu mon navire et alors…

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Nous venons de doubler les îles du Bic. Notre vigie vient d’apercevoir le phare de Pointe-au-Père. Nous approchons du débarquement du pilote.

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Nous sommes au large de Rimouski. Nous ralentissons pour donner la chance au Lady Evelyn de nous livrer les derniers sacs postaux du continent. Leur contenu sera en Angleterre dans moins d’une semaine. Je suis anxieux de revoir ma patrie. J’ose espérer un accueil spécial pour mon premier retour du Nouveau monde à bord de l’Empress of Ireland. À Québec, l’accueil fut plus que modeste. Par chance quelques représentants de la compagnie m’ont fait sentir moins seul dans cette colonie.

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Voilà enfin l’Euréka qui vient chercher notre pilote, que je salue sincèrement. C’est un brave homme après tout.

Le pilote a quitté l’Empress. Je suis maintenant le seul maître à bord, après Dieu. Enfin le moment tant attendu.

Je sens le regard de mes officiers et des marins de la passerelle fixés sur moi. Regards admiratifs? J’en suis certain. J’ai amplement mérité ce poste et je suis fier de l’occuper.

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Mais qu’aie-je donc à éprouver autant d’anxiété? Parce que c’est le plus beau jour de ma vie? Ou la plus belle nuit? Aux commandes du fameux Empress of Ireland? Vers l’Angleterre où m’attendent familles et connaissances?

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J’ordonne de tourner vers le large, jusqu’à la bouée de l’Anse-aux-coques, que nous allons contourner. Elle marque le « début de la mer libre », là où le fleuve ne présente plus tous ces caprices rencontrés depuis Québec.

Je prévois virer vers le golfe aussitôt passée la bouée de l’Anse-aux-Coques, au large de Sainte-Luce-sur-mer. Je vais demeurer près de la côte, en eau sécuritaire tout de même. On m’a parlé d’un lieu de villégiature nommé Métis Beach. Il paraît que des compatriotes y possèdent de luxueux cottages et que certains y seraient même déjà installés pour l’été. Peut-être vont-ils prolonger leur veillée pour voir passer l’Empress. Ce doit quand même est un beau spectacle que de voir défiler un si beau navire, illuminé de tous ses feux. Je vais leur offrir ce spectacle...

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Notre vigie vient d’apercevoir un autre navire remontant le fleuve. Je suis un peu contrarié car mon intention de longer la côte est compromise.

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Voilà la bouée de l’Anse-aux-coques. J’aurais voulu tourner immédiatement vers le golfe mais il y a l’autre. Laissons-nous quelques brasses et tournons.

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Nous avons coupé et dépassé la route de l’autre. Il nous présente un angle suffisant. J’estime que nous pouvons tourner. Mon premier officier me regarde, interrogateur, lorsque j’ordonne la manoeuvre. J’estime que nous sommes assez éloignés de la route de l ‘autre. La nuit est belle, le temps est clair. Mais, mais…

Que se passe-t-il? L’Empress vire trop sur tribord. Le timonier a dû trop tourner la roue. Ou serait-ce encore ce gouvernail qui nous cause des problèmes? Misère, on recroise la route de l’autre et on retourne au sud vers la côte… Rétablissons notre course. Voilà qui est quelque peu humiliant...

Ah malheur, le brouillard. Encore lui. Il arrive du rivage. Il va envelopper l’autre. Il ne manquait plus que cela.

Je devrais demeurer au sud et faire un passage rouge-rouge, comme le dit le règlement. L’eau est encore assez profonde ici, mais peut-on se fier aux cartes maritimes d’ici…?

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L’autre a disparu dans le brouillard. Il devrait ralentir et donc demeurer à bonne distance. Nous avons le temps de croiser de nouveau sa course et regagner le large.

Nous ne serions pas dans cette situation embarrassante si j’avais prolongé ma sortie de Pointe-au-Père de quelques miles plus au large… Demeurons flegmatique, il ne faut pas que mes hommes constatent mon embarras…

J’ordonne donc le retour au large.. Peut-être pourrons-nous échapper au… oh non, le brouillard va nous rejoindre. Où en est l’autre?

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Nous voilà dans le brouillard aussi. Mais où est donc ce navire fantôme? Aurais-je mal évalué sa distance? Mal jugé sa course? Aurais-je pris une mauvaise décision en préférant corriger notre route et retourner vers le large? Je ne sais plus exactement où est l’autre.

Je ne peux foncer davantage. Je ne veux pas être impliqué dans un autre naufrage de charbonnier, comme il y a deux ans après une collision avec l’Empress of Britain, notre navire jumeau. Aucune victime, certes, mais incident fâcheux tout de même.

La règle veut que je réduise la vitesse dans le brouillard, mais je ne sais plus où est l’autre. Je ne sais plus où nous sommes. Je ne ralentirai pas, je vais stopper l’Empress, je vais ordonner l’arrêt du navire.

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Mon second officier confirme que nous sommes stoppés. Mais sommes nous dans le courant et avançons nous quand même? Nous ne faisons pas de sillage; je signale donc que nous sommes bel et bien arrêtés.

L’autre répond qu’il est arrêté aussi. Mais son signal est plus à tribord que je ne le pensais; je l'aurais cru plus en avant. Et son signal est fort; très fort. Il ne doit pas être loin. Je me demande…

Mais qu’est-ce que… un feu de mat, ses feux de positions qui apparaissent à tribord…

Horreur, il est là! Il nous pointe! Il se dirige vers nous! À toute vitesse! Il va nous percuter! Pourquoi ai-je stoppé? Pourquoi donc ai-je stoppé?

Il va nous frapper en plein milieu. Non il ne faut pas… Machines avant toutes! Machines avant toutes, pour qu’il nous frappe plus en arrière! Et si je le faisais glisser sur notre coque… Barre à droite toute!

Pourquoi n’ai-je pas mis mon navire en sécurité plus tôt? Pourquoi n’ai-je donc pas fait un passage rouge-rouge? Pourquoi…? Sale orgueil, sale orgueil!

Les portes étanches, je les avais oubliées! J’ordonne leur fermeture. J’espère qu’il n’est pas trop tard…

Mon navire s’incline. Dangereusement. Nous n’avons plus le choix. Il faut l’abandonner.

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Mon Dieu, qu’est-ce que je viens de faire…?

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SANS PRÉJUDICES