Lorsque j’appris en 1999 que l’épave de l’Empress of Ireland venait d’être classée « bien patrimonial québécois » je me suis presque étouffé de rire; un tas de ferraille classé au patrimoine du Québec, y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans notre vision du patrimoine. Puis je me suis dit qu’il devait bien y avoir une raison valable pour un tel geste « officiel ». Voyons cela.
Patrimoine
D’abord, pour être bien certain de savoir de quoi on parle, quelques citations sur le patrimoine.
On voit donc que le terme patrimoine est fortement, sinon exclusivement, lié à l’héritage laissé par nos ancêtres, à quelque chose ou à quelqu’un auquel on peut facilement s’identifier.
Est-ce que l’épave de l’Empress correspond à l’une ou l’autre de ces citations? Pas du tout. L’Empress of Ireland est un navire de construction britannique, de propriété canadienne, opéré par des Canadiens et des Britanniques et transportant surtout des passagers canadiens, américains et britanniques. Il empruntait notre fleuve parce qu’il n’y pas de voie directe entre Toronto et l’Atlantique! Dans le « répertoire du patrimoine culturel du Québec », oui oui je dis bien « du Québec », il est pourtant classé « objet patrimonial ». Est-ce ma définition-même du terme patrimoine qui est faussée ou il y a là une incohérence historique?
Si on suit le même raisonnement, un Boeing 747, fabriqué à Seattle, propriété de Japonais, piloté par des Australiens et transportant des Américains, qui fait escale normalement à Montréal et qui s’écraserait à St-Anaclet deviendrait partie de notre patrimoine québécois pour la simple raison qu’il illustre la densité du transport aérien au-dessus de notre pays et qu’il représente une valeur technologique certaine? Ridicule, non?
Un patrimoine doit illustrer une appartenance, un héritage propre, un lien évident au passé intime, un élément qui traduit notre façon de vivre. Quant à lui notre patrimoine maritime est représenté par les goélettes à voile et à moteur, les barques fluviales, les gaspésiennes de pêche, les petits caboteurs, les chantiers maritimes temporaires ou permanents, les phares, les quais et les autres éléments imaginés, bâtis, opérés, possédés ou légués par nos ancêtres. L’Empress of Ireland ne fait partie d’aucun de ces éléments.
Répertoire patrimonial du Québec
Afin d’y voir plus clair, j’ai revisité le dit répertoire du patrimoine culturel du Québec. On y retrouve trois références à l’Empress. Dans la catégorie Événement, on retrouve le naufrage comme tel. C’est peut-être logique et acceptable puisque cet événement fait vraiment partie de notre histoire, qu’il illustre le contexte maritime de l’époque à Pointe-au-Père et sur le fleuve, et qu’il a eu un impact évident dans la population locale et régionale. De plus, l'histoire du naufrage nous a été transmis par nos ancêtres, ce qui constitue en soi un patrimoine immatériel. Dans la catégorie immobilier on retrouve le monument commémoratif situé près de la pointe Pouliot, où sont enterrés 88 victimes du naufrage. On peut aussi l’accepter car le monument fait partie de notre paysage depuis des décennies et qu’il rappelle « l’événement ».
Enfin dans la catégorie mobilier, l’épave de l’Empress elle-même. Considérant que le naufrage et le monument sont classés, est-ce nécessaire qu’il soit classé ainsi? Non. Les deux autres « biens culturels » font parfaitement état de la tragédie, de la situation maritime de l’époque et de l’impact sur la population locale et nationale.
Alors pourquoi classer l’épave?
Pour le justifier le ministère de la Culture amène d’abord les mêmes arguments historiques que pour l’événement. Redondance inutile. On n’a aucunement besoin du classement de l’épave pour symboliser le contexte maritime de l’époque. Nous avons « l’événement ». De plus nous avons amplement de faits et d’artéfacts qui proviennent d’autres sources pour le faire. Personnellement, la seule valeur historique de cette épave réside dans les minces possibilités résiduelles d’en connaître plus sur l’état du gouvernail et ainsi être en mesure de valider, ou d’invalider, la décision de la commission d’enquête que « l’histoire » a acceptée sans broncher. Pour moi, les seuls artéfacts vraiment « historiques » de l’Empress demeurent l’horloge de bord, qui indique le moment où les génératrices se sont tues pour toujours, la roue du gouvernail, qui ne répondait peut-être plus à ce moment, le transmetteur d’ordre aux machines, qu’on aurait peut-être dû laisser à « Slow ahead » plutôt qu’à « Stop » et le feu rouge, que les Norvégiens affirment avoir vu avant d'entrer dans la brume. Pour le reste, l’épave n’a pas plus de valeur archéologique que québécoise.
On évoque ensuite sa valeur technologique car l’épave, par ses artéfacts, nous permettrait de mieux en connaître sur les technologies de l’époque. Premièrement, une grande partie de ces artéfacts ne sont plus dans l’épave, ayant été recueillies (pillées disent certains) au fil des ans depuis les années 1960. Deuxièmement, on trouve nombre de documents, de plans, de photos, d’archives et d’artéfacts équivalents dans le monde entier qui nous en disent autant sinon plus sur les technologies de l’époque. Troisièmement, dans l’état de dégradation actuelle et son inéluctable accélération, il est peu probable que l’Empress nous permette une improbable découverte sur une technologie de l’époque; à part le bronze de certains équipements et l’or des passagers, tout ce qui est à base d’acier se décompose lentement : charpente, structures, ponts, accessoires, enveloppes de mécanisme etc. Donc aucune valeur technologique ajoutée (surtout si ces objets demeurent dans l’épave, donc inaccessibles) et bientôt plus aucune trace d’une quelconque technologie.
Si l’épave et ses artéfacts ont une telle valeur qu’ils méritent un classement officiel, qu’en est-il des artéfacts qui ont été « prélevés »? Est-ce que ces « souvenirs » ont autant de valeur que les objets encore emprisonnés dans l’épave? Pourquoi pas! Alors pourquoi n’ont-ils pas été classés eux-aussi? Dans l’esprit de bien des spécialistes en patrimoine, ce dernier prend aussi sa valeur dans sa conservation et son accessibilité pour le grand public. Or, les objets qui proviennent de l’épave « patrimoniale », bien que conservée et accessibles, ne sont pas classées. Encore une fois y a de l’incompréhensible quelque part… C’est peut-être mieux ainsi, dans le fond, car imaginez un peu la scène : un collectionneur professionnel d’artéfacts de l’Empress vend ses « prises » au plus offrant en tant que « biens culturels québécois certifiés »…!
On poursuit en mentionnant que l’épave symbolise l’importance de la navigation fluviale et trans-atlantique de l’époque. Le fait d’avoir classé le naufrage dans la catégorie Événement rempli amplement ce rôle, donc quel besoin de le faire pour l’épave? Et pourquoi pas aussi l’épave du Germanicus au Bic, le Fayette Brown à Anticosti, du Dylvaag au Saguenay, le Carabobo à Forillon ou la Blanche-Alma à Pointe-des-Monts? Et l’épave du Storstad, ne fait-elle pas aussi partie de cette même histoire? Elle n’est pourtant pas « classée »…
On pourrait se demander sur quelle définition du terme patrimoine le ministère s’est basé pour classer l’épave de l’Empress. Sûrement pas celle de son site web car… elle en est absente! Tout comme sur le site du Répertoire du patrimoine du Québec. Mais sur quelle définition se base-il donc?
Voici comment ce même ministère décrit les opérations de sauvetage dans son répertoire culturel, dans la fiche de l'épave : "Quelques heures plus tard, l'arrivée des secours, en provenance entre autres de Rimouski, permet le repêchage de 465 survivants." On récidive dans la fiche de l'événement : "Une heure et quart après que le télégraphiste de l'Empress of Ireland ait lancé un SOS, des secours arrivent à bord de l'Eureka, puis du Lady Evelyn, ce qui permet de repêcher 465 survivants. L'équipage du Storstad participe également aux opérations de sauvetage." Or, primo, une heure et quart après le naufrage on n'aurait pas repêché des survivants, mais des cadavres. Secondo le Storstad n'a pas fait que rôle de figurant dans le sauvetage parce que, tertio c'est bel et bien lui qui a repêché la grande majorité sinon la totalité des rescapés, qui ont ensuite été transbordés sur l'Euréka et le Lady Evelyn. Quelle perception historique tronquée... Reflète-elle le soin qu'a pris le ministère pour classer l'épave...
Protéger l'épave ou un attrait touristique
Dans un Guide sur la plongée hébergé sur le site du ministère de la Culture du Québec, on fait un lien évident entre le classement et la volonté de « protéger ce patrimoine unique ». Patrimoine peut-être; québécois, non. On poursuit en justifiant que c’est pour « minimiser les dommages pouvant y être causés… ». Mais elle est presque en miettes cette épave! Les dommages sont déjà faits, elle a été dynamitée, sciée, dévissée, tordue, défoncée! Protéger une épave du « pillage » alors que les principaux artéfacts en ont été retirés, c’est à se demander quelles sont les véritables raisons qui se cachent derrière ce classement… Pour la sécurité des plongeurs? Ça n’a rien à voir avec la culture, le patrimoine et l’histoire. Pour empêcher la commercialisation des artéfacts? C’est déjà trop tard! Parce qu’on ne savait pas quoi faire d’autre…? Par pressions populaires? Trop facile.
Certains avancent que le classement de l’épave de l’Empress n’avait pour but que de s’assurer que les artéfacts demeurent dans la région et ainsi maintenir la prédominance du SHMP en tant que site d’interprétation du naufrage. Encore là, ça ne tient pas car les artéfacts sont disséminés un peu partout et qu’il existe d'autres musées partiellement dédié à l’Empress (Musée canadien de l’histoire à Gatineau et Musée maritime de Victoria). On dit enfin que la demande de classement a été faite pour empêcher qu'un groupe de plongeurs ne fassent sauter l'épave pour en retirer d'autres artéfacts.
Tant mieux si cela a réussit à protéger le potentiel touristique de l'épave, mais il est malheureux qu'on s'est servi de la notion de patrimoine pour y parvenir.
Félix, le Kamouraska et l'Empress
Un tas de ferraille étranger classé patrimoine québécois, au même titre que Félix Leclerc, que les maisons du Kamouraska et que les fermes de l’Estrie. « Un peuple sans histoire », se peut-il qu’il ait eu raison, ce vieux schnock de Durham? « Un peuple sans mémoire » certes. A-t-on si peu de matière à patrimoine maritime qu’il faille aller chercher ailleurs? C’en est presque insultant pour tous nos capitaines, nos marins, nos matelots, nos charpentiers et nos travailleurs de chantiers à qui ont doit ce véritable héritage que sont les goélettes et les gaspésiennes de pêche, de véritables représentantes de notre patrimoine maritime québécois que ces ancêtres avaient imaginées, planifiées, construites, commandées, opérées, entretenues et réparées.
Certes l’épave de l’Empress est « empressionnante »(*), tout comme son destin. C’est aussi un objectif fort prisé par les plongeurs, une thématique touristique à fort potentiel et un objet qui recèle peut-être encore bien des secrets, mais c’est bien loin d’être un objet de notre patrimoine. C’est un objet du patrimoine britannique, à la limite canadien, mais pas québécois. Le fait qu’il ait terminé sa vie utile ici ne justifie pas son classement. Maintenant qu’il est aussi classé au patrimoine canadien, ce qui est bien plus logique, sa « protection » est assurée et il ne reste plus aucune raison de le conserver sur le liste du patrimoine québécois. De tout façon il ne fait pas partie de « mon » patrimoine, malgré tout l’intérêt que j’ai pu lui porter ces trente dernières années.
Et nos goélettes dans tout ça?
Pour en revenir à nos goélettes, voici autre bel exemple de notre (in)compréhension du patrimoine maritime québécois. Il y en a eu des centaines de goélettes construites le long du Saint-Laurent, à quille, à fond plat, à voiles, à moteur. Jusque dans les années 1970 elles ont été les actrices et témoins du développement du Québec. Pourtant, le répertoire du patrimoine du Québec n’en comprend aucune sous ce nom. Il y a bien la St-André, mais on l’a classée sous le nom de « bateau St-André», comme si le terme goélette, qui recèle toutes les prémisses du mot patrimoine, faisait peur. D’ailleurs ce n’est que le fond et quelques membrures qui sont « classées » car tout le reste a été refait! Ah oui, je m’excuse, il y en a une : la Marie-Clarisse, construite… en Nouvelle-Écosse! Pendant ce temps, les spécialistes du ministère s’obstinent à ne pas vouloir classer la goélette Grosse-Île, construite à l’île d’Orléans et restaurée selon des normes muséales strictes.
Conclusion
Imiginez encore un étudiant universitaire ou un chercheur polonais qui désire connaître notre patrimoine québécois et qui tombe sur la fiche de l'Empress of Ireland. Il serait alors convaincu qu'il s'agit là un reflet fidèle et historique de notre technologie maritime, ce qui est évidemment faux. C'est comme si on trouvait la recette du pâté chinois la liste du patrimoine congolais!
Ne devrait-on tout simplement pas retirer l'épave de l'Empress of Ireland de la liste de notre patrimoine culturel? Et si on dissipait cette incongruité historique en créant une catégorie patrimoine « étranger sur notre territoire » ou « international » pour y entreposer l’Empress…
(*) Plusieurs personnes s'attribuent la paternité de cette expression. Je l'ai utilisé la première fois en 1983. Qui dit mieux?
SANS PRÉJUDICES