L'Empress of Ireland vient de passer à la hauteur du Pic Champlain,
un point de repère très connu des navigateurs.
Note : certaines images sont pour l'ambiance visuelle, sans rapport direct avec le texte adjacent.
INTRODUCTION
Au début du siècle, le Canadien Pacifique se vantait d'être la plus importante compagnie de transport au monde, avec son réseau ferroviaire de plusieurs milliers de kilomètres et des navires reliant le pays à l'Europe et l'Asie, en passant par l'Australie. Dès 1903, voulant avoir sa part du trafic maritime passager de l'Atlantique, le C.P. acheta la Beaver Line, regroupant une flotte de navires modernes et surtout des équipages expérimentés.
En 1904, le C.P. attaqua de front la compétition et commanda deux paquebots rapides et confortables à la compagnie Fairfield Shipbuilding. En 1906, les jumeaux Empress of lreland et Empress of Britain sortirent du chantier maritime Clyde, à Glasgow et furent aussitôt classés conformes par les inspecteurs de la compagnie d'assurances Lloyd.
LA STATION MARITIME DE POINTE-AU-PÈRE
Suite au déménagement de la station de pilotage du Bic en 1905, Pointe-au-Père était à cette époque à son apogée comme station maritime d'aide à la navigation. On y retrouvait en effet la station de pilotage et deux navires affectés au transbordement des pilotes. Ces derniers guidaient les navires jusqu'à Québec (et vice-versa), où ils étaient relayés par des collègues pour la suite du trajet des navires vers Trois-Rivières et Montréal.
Afin de permettre à leurs capitaines de mieux repérer le site maritime, les armateurs avaient fait construire un premier phare sur la Pointe-au-Père en 1859. Suite à un incendie il sera remplacé par un second, qui deviendra en 1909 la maison de pilote avec l'érection du troisière phare, le phare historique actuel. On retrouvait aussi sur le site un criard à brume, une station de sauvetage, un poste de douane et un télégraphe (terrestre). Un peu plus loin, sur la pointe actuelle du marais, était installée la station de télégraphie sans fil Marconi.
L'importance du site de Pointe-au-Père l'a élevé au rang de Lieu historique national en 1979.
L'EMPRESS OF IRELAND
L'Empress of lreland jaugeait 14 000 tonneaux et mesurait 184 m (550 pieds) de long, 22 m (65 pieds) de large pour un tirant d'eau de 9 m (27 pieds). Ses deux hélices et ses moteurs à quadruple expansion pouvaient le propulser jusqu'à 20 nouds. Le trajet Québec - Liverpool, auquel il était affecté, ne lui prenait que six jours, dont seulement quatre pour la traversée de l'Atlantique proprement dit.
D'une capacité de 1 550 passagers, il pouvait en accommoder 300 en première classe, 450 en seconde et 800 en troisième. Pour veiller au bon fonctionnement du paquebot, on retrouvait 420 membres d'équipage dont 36 marins (incluant 6 officiers) et 130 hommes assignés à la salle des machines (dont 16 ingénieurs-mécaniciens). Le capitaine Henry George Kendall, qui détenait une vaste expérience de la mer obtint le commandement de l'Empress of lreland au début de mai 1914.
Réputé pour sa vitesse et son confort, l'Empress of lreland retenait souvent la préférence des immigrants irlandais pour qui il symbolisait la porte du nouveau monde. En fait, compte tenu de l'importance de l'immigration à cette époque, le gouvernement avait émis des normes minimales pour le transport des immigrants. Le C.P. le comprit rapidement et assura à ceux-ci un service très adéquat: le passager de troisième classe d'aujourd'hui pouvant fort bien être celui de première de demain. Le Times alla même jusqu'à dire que c'était "une ère nouvelle et meilleure pour les passagers appartenant à la classe immigrante".
Suite au naufrage du Titanic, en 1912, des normes très strictes étaient imposées relativement à la sécurité des paquebots. L'Empress était équipé en conséquence, avec ses 16 chaloupes de sauvetage en acier (capacité de 764 personnes), ses 24 chaloupes repliables de type Englehart et Berthon (capacité de 1100 personnes), plus de 2 200 vestes de sauvetage et ses 24 bouées.
L'Empress of lreland était construit selon le principe des "deux compartiments" qui voulait que le navire puisse flotter même avec deux de ses onze compartiments inondés. Chacune des dix cloisons transversales n'était vraiment étanche que si les 24 portes qui les perçaient étaient elles aussi hermétiquement fermées. La cloison no 5 comportait pour sa part 2 portes-guillotines actionnées par les ingénieurs des machines et 22 portes-glissières pouvant être fermées grâce à un lourd système de pignons et crémaillères par un steward à l'étage au-dessus. Cette cloison séparait les deux immenses chambres des chaudières en avant de la salle des machines proprement dite. L'espace volumineux qu'occupaient ces trois énormes équipements dans leur compartiment respectif rendait le centre du navire très vulnérable.
Le danger venait de la possibilité d'inondation des machines, ce qui priverait le navire de son électricité, de sa lumière et de sa force, donc de ses systèmes vitaux. Ce système mécanique manuel était démodé à ce moment car certains navires étaient équipés de portes étanches à fermeture électrique ou hydraulique, commandée directement de la timonerie. Cependant, l'équipage de l'Empress était très bien entraîné à fermer ces portes, en conditions normales et à manouvrer l'équipement de sauvetage. Lors d'un exercice, à Liverpool le 15 mai 1914, toutes les chaloupes furent mises à l'eau en une minute. Le 27 mai suivant, à Québec, un autre exercice se déroula tout aussi bien. Tout était orienté vers la sécurité des passagers et les consignes de la compagnie à cet égard étaient assez exigeantes pour les officiers, et respectées par eux.
LES PASSAGERS ET LE CHARGEMENT
En cet après-midi du 28 mai 1914, 1 057 passagers prenaient place à bord de l'Empress of lreland. Seulement 87 places sur 300 étaient occupées en première classe, par des gens d'affaires, des hauts fonctionnaires, de riches familles allant visiter leurs parents, etc. Des 253 passagers de seconde classe (sur une possibilité de 450), 170 appartenaient à un groupe de l'Armée du Salut se rendant à Londres pour une grande convention, dont 39 faisant partie de la fanfare. En troisième classe, on dénombrait 717 occupants sur une possibilité de 800. Il y avait, entre autres, des familles de classe moyenne en vacances, ainsi que près de 300 travailleurs des usines Ford de Détroit s'en retournant temporairement ou définitivement chez eux. Alors que les passagers des première et deuxième classes étaient de nationalité anglaise ou canadienne, la plupart des voyageurs de troisième classe étaient des immigrants de différents pays. Les cales de l'Empress contenaient 1100 tonnes de cargaison générale et le coffre-fort près de 170 lingots d'argent, pour une valeur de 1.1 million de dollars, ainsi que deux colis estimés à la même valeur. Ses soutes renfermaient également les 2 600 tonnes de charbon nécessaires à la traversée de l'Atlantique.
LE TRAJET DE L'EMPRESS
L'Empress quitta le port de Québec à 16 h 27 l'après-midi du 28 mai, pour son premier voyage de l'année vers Liverpool. Le matin du 29, vers 1 h 30, il ralentissait à la hauteur de Pointe-au-Père pour laisser descendre sur le bateau-pilote Euréka le pilote Adélard Bernier qui avait guidé le navire depuis Québec. Pointe-au-Père était à cette époque un important centre d'opérations maritimes (phare, météo, télégraphie sans fil, etc.) et la station officielle de pilotage y était installée depuis 1905. Après avoir également déchargé quelques sacs de courrier le paquebot reprit ensuite de la vitesse pour naviguer vers le nord-est.
Vingt minutes plus tard, la vigie signala un navire sur la droite, à environ 13 km (8 miles), qui remontait le fleuve vers l'ouest. À 45 degrés à tribord, l'Empress allait croiser diagonalement la course de l'autre. Après avoir effectivement traversé cette course, le capitaine Kendall fit tourner son navire vers l'est à 73 degrés nord-est , pour prendre une route parallèle à l'autre bateau, qui était alors à 1l degrés à tribord. Kendall estimait la distance entre les feux de têtes de mât de l'autre navire assez éloignée pour laisser supposer une rencontre vert-vert (droite à droite).
Venant du rivage, cependant, un banc de brouillard se levait en direction nord-est. Le commandant de l'Empress était persuadé de bien voir la lumière verte au flanc droit de l'autre bateau mais, comme il surveillait attentivement, la brume arriva. Dès l'entrée dans le brouillard, Kendall ordonna: "Marche arrière toute", afin de freiner son navire et signala sa manouvre à l'autre, par trois brefs coups de sirène. L'autre répondit par un long signal, indiquant qu'il gardait sa route. Après s'être assuré que son navire était bien arrêté, Kendall ordonna de stopper les machines et le sifflet de l'Empress émit deux longs signaux, signifiant qu'il était maintenant immobilisé. Le nouveau venu répondit par un autre grand sifflement. Kendall tressaillit; ce sifflement venait de beaucoup plus près, trop près, d'environ 45 degrés vers la droite. Le commandant se tenait maintenant à droite de la passerelle et surveillait l'apparition d'autres indices du navire dont il redoutait la trop grande proximité. Deux minutes passèrent puis Kendall aperçut avec stupeur, sortant de la brume, une lumière rouge, puis une verte, et finalement les feux de têtes de mât en ligne droite; l'autre navire fonçait directement sur l'Empress!
LE TRAJET STORSTAD
Bien qu'enregistré en Norvège, le Storstad était affrété à l'occasion par la Dominion Coal du Canada pour le transport du charbon entre Sydney, île du Cap Breton, et d'autres villes du pays. Jaugeant 6 000 tonneaux, le charbonnier était construit selon le principe lsherwood, ses cloisons étant non pas verticales-transversales, mais horizontales-longitudinales. Cela assurait une extrême résistance au navire, dans le sens de la longueur. De plus, naviguant très tôt en saison, on avait renforcé son étrave afin de la protéger des glaces. Avec ses 1l 000 tonnes de charbon, cet immense couteau se prolongeait jusqu'à 8 m (25 pieds) sous l'eau.
Le commandant Thomas Andersen s'était retiré dans sa chambre vers les 21 h 30, dans la soirée du 28, en compagnie de son épouse. Il avait donné ordre de le réveiller à une dizaine de kilomètres (6 mi) de Pointe-au-Père ou si le brouillard se levait. Vers 1 h 30, c'était donc le second, Alfred Toftenes, qui commandait le navire.
Soudain, la cloche de la vigie résonna deux fois: "Navire à bâbord à six ou huit miles". Le navire, probablement un paquebot, se rapprochait et, à environ 5 km (3 mi), sa lumière verte était très visible . Toftenes s'inquiétait d'une autre chose qui approchait: le brouillard. Il décida alors un passage vert-vert mais se ravisa; les feux de mâts du paquebot s'étaient rapprochés et se trouvaient maintenant en ligne. Simultanément, son feu rouge était apparu; le navire se dirigeait en ligne droite vers le Storstad . Puis la lumière verte s'effaça, laissant seule la rouge visible, la lumière de tête de mât arrière se déplaçant plus à droite que celle du mât avant; le navire semblait avoir changé de course et tout l'équipage du Storstad était persuadé que le passage s'effectuerait maintenant de gauche à gauche, soit rouge-rouge.
Dès l'arrivée du brouillard, Toftenes ralentit le charbonnier. Il entendit aussitôt un grand coup de sirène, provenant du paquebot, signalant que ce dernier gardait sa route. Le sifflet du Storstad répondit de façon identique. Le brouillard s'épaississant, Toftenes ordonna l'arrêt des machines. A mesure que le charbonnier ralentissait, le second craignit que le courant ne le pousse vers la gauche, vers le paquebot, qui n'était plus très loin. Il demanda au timonier de virer légèrement à droite, mais le gouvernail ne répondait plus, le bateau était immobilisé. Pour garder l'avant de son navire en droite ligne, hors de portée du paquebot invisible, il ordonna: "Machine avant lentement", afin de donner emprise au gouvernail.
Nerveux, il avisa son capitaine de la présence de la brume. Celui-ci demanda si le phare de Pointe-au-Père était en vue. "Non, lui répondit Toftenes, il a disparu dans la brume". Très inquiet, Andersen monta sur la passerelle et prit le commandement du navire.
LA COLLISION
Andersen n'eut même pas le temps de s'informer plus à fond de la situation; une lumière blanche perça la brume, à 30 degrés à tribord, puis une verte: le paquebot était droit devant! "Machine arrière toute!" ordonna-t-il immédiatement en signalant sa manouvre par trois brefs coups de sifflets. Mais emporté par l'inertie de sa faible vitesse, le charbonnier enfonça le flanc droit du paquebot.
De son côté, horrifié par la vision du charbonnier qui s'avançait sur lui, Kendall réagit promptement et tenta d'amoindrir l'inévitable collision, d'une part en ordonnant "Machine avant toute", afin que l'impact se produise le plus loin possible à l'arrière, pour causer moins de dégâts, et d'autre part en virant sur tribord, espérant que les deux bateaux se frottent, sans se heurter.
Il y eut un bruit de tôles froissées, puis quelques étincelles, résultat du frottement des aciers. Il n'y eut même pas de choc, mais une très légère secousse, "semblable à celles ressenties lors d'un accostage", dira plus tard Andersen. Celui-ci entendit soudain la voix du capitaine Kendall venant du paquebot: "Continuez de faire machines avant". Ce qu'il fit, à toute vapeur. Le Storstad demeura près de cinq secondes dans la brèche qu'il venait de faire dans l'Empress mais, entraîné par son inertie et la force du courant, il en sortit lentement. En se retirant, le charbonnier laissa un trou béant de 6 m x 7 m (20 pi x 25 pi), dans le flanc du paquebot par où s'engouffraient plus de 60 000 gallons d'eau à la seconde (265 tonnes).
La collision avait eu lieu un peu à l'arrière de la cloison étanche médiane de l'Empress qui séparait les deux chaufferies. La cloison étant endommagée, l'eau inondait rapidement les deux grands compartiments et déjà le navire commençait à donner de la bande. Une des portes-guillotines de la cloison no 5 fut rapidement close mais l'inclinaison croissante du paquebot rendait impossible la fermeture des portes glissières. De plus, à mesure que le navire penchait, l'eau pénétrait par les hublots du flanc droit, si bien que 10 minutes après la collision, l'Empress bascula et se coucha sur sa droite, ses deux énormes cheminées percutant l'eau avec fracas. Puis, soudain, les lumières s'éteignirent.
Dès sa sortie du trou, le Storstad vira subitement sur la droite. Andersen craignit que les deux bateaux ne se frappent de nouveau, poupe contre poupe (arrière contre arrière). Pendant quelques moments, il pensa remettre la proue du Storstad dans la brèche du paquebot, mais celui-ci avait disparu dans la brume. Craignant le pire pour son navire, Andersen dépêcha rapidement une équipe pour inspecter les dégâts à l'avant. La proue était profondément renfoncée et tout l'appareillage du gaillard avant détruit, mais il n'y avait pas de danger de couler, au grand soulagement de l'équipage. Celui-ci trouvait par ailleurs assez étrange que l'autre navire ne revienne pas sur les lieux de la collision, pour porter éventuellement secours, comme c'était la coutume dans la marine. Quoiqu'il en soit, constatant que son bateau était maintenant en direction sud, face au littoral, Andersen fit corriger le cap et partit lentement à la recherche du mystérieux paquebot. Au bout de dix minutes, les premiers cris et gémissements percèrent dans la brume, venant des eaux voisines du charbonnier.
À cause de l'absence de choc lors de la collision, plusieurs passagers furent réveillés par l'arrivée de l'eau ou en tombant tout simplement de leur couchette, sous l'inclinaison du navire. Se hâtant de trouver la sortie dans un paquebot qu'ils ne connaissaient pas très bien (c'était leur première nuit à bord), dans l'obscurité et la confusion, nombreux furent ceux qui ne purent atteindre les ponts supérieurs. De plus, à cause de la gîte du navire, toutes les chaloupes de sauvetage en acier du côté gauche demeurèrent inutilisables.
La majorité des passagers furent pris au piège par l'eau qui s'infiltrait dans l'Empress. Ceux qui réussirent à sortir durent faire face à bien d'autres dangers tous aussi mortels: à cause de l'inclinaison du navire, plusieurs firent des chutes fatales ou furent écrasés ou grièvement blessés par les chaloupes d'acier ou repliables, les chaises, les mâts de charge et les autres objets qui dégringolaient de gauche à droite sur les ponts. En fait, la presque totalité des corps retrouvés dans l'eau portait des marques de blessures. Puis, il y avait l'eau, cette eau glacée du fleuve, à quelques degrés seulement au-dessus du point de congélation.
L'équipage de l'Empress fit tout en son possible pour secourir les passagers mais le temps jouait contre eux. Le paquebot, maintenant couché sur sa droite continuait néanmoins de s'enfoncer dans les eaux sombres du Saint-Laurent et finit par disparaître dans un grand tourbillon. 14 minutes s'étaient écoulées depuis la collision. le grand voyage avait duré 9 heures et 42 minutes.
LE DERNIER MESSAGE
Ronald Ferguson, un des deux opérateurs-radio, sentit la légère secousse de la collision et se précipita dans la centrale radio de l'Empress où son assistant venait juste de prendre place. Il saisit aussitôt la clé de son télégraphe et lança un message d'avertissement à toutes les stations: "Tenez-vous prêts pour un appel de détresse, nous avons heurté quelque chose". Immédiatement, la réponse arriva de la station Marconi de Pointe-au-Père: "O.K. Nous sommes là".
L'officier en chef de l'Empress apparut dans la porte et ordonna à Ferguson d'envoyer le message de détresse, ce qu'il fit sur le champ, très calmement, luttant déjà contre l'inclinaison du navire; "S.O.S. Avons heurté quelque chose. Coulons rapidement. Envoyez de l'aide". "Quelle est votre position?", demanda la station terrestre. Ne sachant pas exactement où et n'ayant personne près de lui à qui le demander, Ferguson fit un rapide calcul, remontant jusqu'au débarquement du pilote; "Vingt milles passé Rimouski". Ce n'était pas précis, mais au moins ça donnait une bonne idée. "O.K., reprit Pointe-au-Père, envoyons Lady Evelyn et Euréka à votre secours!"
Après avoir répondu au premier appel de l'Empress, Crawford Leslie, assistant opérateur de veille à la station Marconi de Pointe-au-Père, alla réveiller son supérieur, William Whiteside. C'est ce dernier qui demanda la position de l'Empress à Ferguson et qui assura l'envoi de secours. Dès qu'il perdit la réception télégraphique de l'Empress, suite à la panne de courant survenue à bord, il lança un appel général pour tous les navires des environs, mais sans succès. Pendant ce temps, Leslie téléphonait à Jean-Baltiste Pouliot, capitaine du Lady Evelyn, le bateau-postal du gouvernement qui assurait le transbordement des sacs de courrier entre les paquebots et le train rapide pour Québec, l'lntercolonial.
Dès qu'il apprit la nouvelle, Pouliot largua les amarres. Pendant ce temps, Leslie allait alerter John McWilliams, ancien gardien du phare, mais qui cumulait encore les postes de gérant du télégraphe terrestre, météorologiste, officier de transmission et homme à tout faire pour les grands paquebots qui passaient devant Pointe-au-Père. McWilliams scruta aussitôt le fleuve pour apercevoir les lumières de l'Euréka qui revenait d'un embarquement de pilote et courut vers le quai. Le capitaine Jean-Baptiste Bélanger accosta et apprit la catastrophe par le coup de téléphone que lui donna Whiteside et par McWilliams qui arrivait, gesticulant, à toutes jambes: "Pour l'amour de Dieu, redescendez le fleuve, l'Empress a coulé!". Coupant les amarres, Bélanger reprit rapidement la mer.
L'Euréka arriva sur les lieux du naufrage trois quarts d'heure plus tard et le Lady Evelyn peu après, trop tard pour sauver qui que ce soit. Ils recueillirent seulement quelques survivants à bord d'une chaloupe.
LE SAUVETAGE
Seulement cinq chaloupes de l'Empress of lreland avaient été descendues tant bien que mal à la mer. Dès qu'ils aperçurent les premiers naufragés, les hommes du Storstad mirent immédiatement leurs chaloupes à la mer et partirent à leur secours. Quand une chaloupe du paquebot abordait le charbonnier et après le transbordement de ses occupants, les Norvégiens l'empruntaient aussitôt pour aller à la recherche des autres rescapés.
Près de 400 personnes furent ainsi sauvées et embarquées sur le Storstad où l'équipage et madame Andersen, l'épouse du capitaine, faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour soulager les malheureux. Le docteur James Grant, médecin de bord de l'Empress, fatigué mais rescapé, avait fort à faire pour réconforter ses passagers, soigner les blessés et apaiser les hystériques. Son dévouement exemplaire fît de lui le héros du sauvetage de l'Empress. Cependant, malgré ses efforts, plusieurs autres rescapés s'éteignirent sur le Storstad, sous l'effet de la température glaciale de l'eau, de la fatigue et du choc.
Parmi les survivants, il y avait William Clarke, affecté au pelletage du charbon dans la salle des chaudières. Il eut juste le temps de sortir pour réussir à décrocher la chaloupe no 5 et se lancer au secours des passagers avec l'aide de ses compagnons de travail. Fait intéressant, ce fut un peu dans des circonstances similaires qu'il s'échappait, deux ans plus tôt, du Titanic faisant naufrage!
Un couple d'italiens, séparé l'un de l'autre lors du naufrage, fut rescapé par deux chaloupes différentes puis embarqué sur le Storstad. Ils passèrent deux jours à Rimouski, pleurant la perte du conjoint, et ce n'est que 24 heures après s'être embarqués sur l'Alsacian, qui ramenait des survivants à Liverpool, que l'homme et sa femme se retrouvèrent, par hasard, chacun se jetant dans les bras de l'autre!
On transborda 338 survivants sur le Lady Evelyn, les autres sur l'Euréka et les deux bateaux les débarquèrent au quai de Rimouski où une population compatissante les attendait avec vêtements, nourriture et boissons chaudes. On prépara un train spécial pour les survivants mais, comble de l'ironie, il dérailla dès son départ pour Québec et on dut en attendre un autre.
La gare du quai de Rimouski avait été transformée en hôpital. On entassa certains corps sans vie, dans un entrepôt du quai, d'où ils partirent pour Québec sur le Lady Grey, dans des cercueils arrivés par train spécial. Le spectacle était désolant et évidemment des plus tristes à voir, surtout lors de l'identification des corps par les parents et amis des victimes.
On rapatria les membres de l'Armée du Salut qui avaient péri, jusqu'à Toronto où ils reçurent les hommages des leurs à l'occasion d'un imposant service funèbre au cimetière Mount Pleasant. Une cérémonie souvenir s'y déroule d'ailleurs chaque année. Madame Grace Hannagan Martyn y fut une participante assidue. Elle avait sept ans lors du tragique naufrage; elle y survécut mais y perdit ses parents, membres salutistes. Elle assistera, 66 ans plus tard, le 29 mai 1980, à l'inauguration du Musée de la mer de Rimouski, où est interprétée l'histoire de l'Empress (maintenant le Musée de la Mer de Pointe-au-Père, sur le Lieu historique national du même nom).
D'autres corps ne purent être identifiés et on en enterra près de 90 à la Pointe Pouliot, à l'extrémité ouest de Pointe-au-Père. Un monument identifie d'ailleurs l'endroit. Le Lady Evelyn et l'Euréka retournèrent plusieurs fois sur les lieux du naufrage, mais ne revenaient qu'avec des noyés.
Sur 1 477 personnes embarquées, 1 012 avaient péri, soit 840 passagers (plus que sur le Titanic) et 172 membres d'équipage.
L'ENQUÊTE PRÉLIMINAIRE
Le Storstad continua vers Montréal où il fut accueilli par une assignation de 2 millions de dollars portée contre lui par le Canadien Pacifique. Bien qu'on s'accordait pour féliciter l'équipage de l'Empress pour son travail désespéré, plusieurs rumeurs commencèrent à circuler au sujet de l'attitude des "étrangers" (c'est ainsi que l'on qualifiait les immigrants), à bord du paquebot, qu'on soupçonnait de lâcheté et d'égoïsme.
Après une enquête préliminaire, dans une petite école de Rimouski, les rumeurs reprirent de plus belle, cette fois-ci contre l'équipage du Storstad qu'on accusait généreusement d'insouciance et d'incompétence durant l'accident et le sauvetage. Ce à quoi le capitaine Andersen répliqua par une conférence de presse où il fit valoir entre autres que la lumière rouge de l'Empress était la seule visible avant l'arrivée du brouillard, que le Storstad n'avançait pas à pleine vapeur, qu'il avait bel et bien tenté de demeurer dans la brèche mais que l'allure de l'Empress l'en avait fait sortir puis virevolter et que les Norvégiens avaient mis toutes leurs chaloupes à l'eau pour les secours.
L'ENQUÊTE PUBLIQUE
Devant l'ampleur du désastre, on instaura une enquête publique qui dura 11 jours et pendant laquelle 61 témoins répondirent tant bien que mal à près de 9 000 questions. La commission était présidée par Lord Mersey, juge au tribunal du Québec, et par Sir Ezechiel McLeod, président du tribunal du Nouveau-Brunswick. Le sous-ministre canadien de la justice, Edmund L. Newcombe, s'occupait des procédures.
On y observa évidemment de nombreuses contradictions et aussi beaucoup de confusion, surtout à cause du problème des langues. Il y avait bien sûr un interprète norvégien mais il se découragea à un certain moment, alors qu'un Russe finnois témoigna en suédois.
On assista à bon nombre de déclarations pour le moins troublantes. Henry Kendall, visiblement affecté, prétendait que la vitesse du Storstad avait produit un choc terrible lors de la collision; il était le seul à le dire. Il parla aussi d'une explosion à bord de son navire durant le naufrage, mais personne ne corrobora ses dires.
Jacob Saxe, troisième maître du Storstad, admit qu'il avait fait tourner le charbonnier beaucoup plus à droite que ne lui avait ordonné Toftenes, quelques secondes avant la collision. Par deux fois, il fut question de problèmes de gouvernail de l'Empress; d'une part, James Galway, quartier-maître du paquebot prétendit que l'Empress avait souvent de la difficulté à manouvrer mais son attitude désinvolte et confuse mina la crédibilité de son témoignage, même si le C.R avait cherché à l'expédier en Angleterre avant l'enquête. D'autre part, le capitaine d'un autre cargo révéla avoir vu l'Empress zigzaguer dangereusement sur le fleuve, un peu après son départ de Québec. On alla même jusqu'à dire que c'est en raison de trouble de gouvernail que Kendall avait immobilisé l'Empress dans le brouillard, ce qui n'était pas obligatoire selon le code maritime, seul le maintien de la même direction l'étant.
Évidemment, les deux équipages s'accrochèrent à leur version respective du désastre. De son côté, Newcombe fit remarquer que la directive du C.P. de poster un homme à chaque porte étanche en présence de brume ou de neige n'avait pas été respectée. Sans identifier un seul coupable, il conclut que les deux navires avaient commis une faute, l'Empress en arrêtant sans y être obligé et le Storstad en virant dans le brouillard, si légèrement soit-il.
La Commission, se gardant bien elle aussi d'accuser un coupable, blâma toutefois le second Toftenes pour ne pas avoir réveillé son supérieur selon ses ordres. Lord Mersey émit trois recommandations, soit celle de laisser les portes étanches et les hublots fermés la nuit et en cas de brume, celle de prévoir des embarcations de sauvetage libres sur le pont et celle de chercher un moyen d'éviter les croisements de navires lors de leur approche vers Pointe-au-Père.
En dépit de la conclusion de la Commission, un tribunal norvégien émit un verdict de non-responsabilité complète en faveur du Storstad. À l'inverse, lors des auditions des poursuites du C.P., un tribunal canadien accusa le charbonnier d'être la seule cause du désastre. Les réclamations contre le Storstad se montaient à 300 millions de dollars; il fut saisi et vendu aux enchères pour un montant de 175 000 $...
ÉPILOGUE
Par un ensemble complexe d'opérations légales, le propriétaire original du Storstad remit la main sur son bateau et invita Andersen, Toftenes et Saxe à y reprendre leurs postes. Une fois réparé, le Storstad retourna à la navigation mais, le 8 mars 1917 il fut coulé au sud-ouest des côtes irlandaises par un sous-marin allemand, alors qu'il transportait un chargement de munitions vers la Belgique. Andersen et ses hommes s'en tirèrent.
De son côté, Kendall continua à travailler pour le Canadien Pacifique, mais comme surintendant de port, et non comme capitaine.
Le désastre de l'Empress allait quant à lui tomber dans un oubli presque total, d'une part à cause de l'arrivée de la première grande guerre et, d'autre part, parce que la mort de quelques centaines d'immigrants à bord de l'Empress, un simple paquebot affecté à une route régulière, n'avait pas eu autant de répercussions que celle des représentants de la riche communauté new-yorkaise, qui périrent sur le Titanic, sur le prestigieux trajet Southampton - New-York. La tragédie de l'Empress avait plus ébranlé le monde par le nombre de victimes et de disparus que par leur nationalité et leur statut social. On se souvient surtout que ce fut la plus grande catastrophe maritime au pays et la seconde au monde, en temps de paix, après celle du Titanic.
CONCLUSIONS
Plus de 70 ans après le naufrage de l'Empress (le document original date de 1984), il demeure une foule de questions sans réponses comme, par exemple: le gouvernail de l'Empress était-il réellement défectueux? Est-ce pour cette raison que Kendall avait arrêté son navire dans le brouillard, sans y être obligé? L'immobilisation de son navire est-elle due au fait que Kendall se rendait compte qu'il avait viré trop tôt après avoir traversé la course du Storstad, et que les deux trajectoires étaient trop rapprochées? Est-il possible que l'Empress ait réellement viré trop à droite?
Par rapport au code maritime, la seule faute prouvée fut celle des Norvégiens d'avoir tourné dans la brume, vers la droite (avaient-ils réellement tourné ou tout simplement contrebalancé la force du courant vers la gauche?) Mais pourquoi auraient-ils agi ainsi s'ils n'étaient pas totalement convaincus que le paquebot ne passerait pas à leur gauche? Il y a une seule explication à cela et c'est un dénommé Copplestone, écrivain spécialisé en affaires maritimes, qui en 1926 proposa la théorie suivante:
À travers tous les témoignages et les hypothèses
émises, il fut impossible aux autorités canadiennes et
norvégiennes d'arriver aux mêmes conclusions.
À vous de
tirer la vôtre!
Note. Dans son ensemble, ce texte est un résumé du livre Quatorze minutes. L'auteur l'avait écrit pour mieux comprendre et sythétiser le fil des événements. Il a été repris et réédité par le Musée de la mer sans son autorisation.
Complément technique et anecdotique
Bibliographie
Croall, James, Quatorze minutes, Traduit de l'anglais par Serge Proulx, ÉdiCompo inc., Ottawa, 1982.
Société d'histoire du Bas Saint-Laurent, Revue d'histoire du Bas Saint-Laurent, Vol. VIII, No 3, 1982.
Wood, Herbert R, Till we meet again, Image publishing inc., Toronto, 1982.