MANŒUVRES PROBABLES DES DEUX NAVIRES, EMPRESS OF IRELAND ET STORSTAD CONDUISANT AU NAUFRAGE DE L'EMPRESS LE 29 MAI 1914.

Donald Tremblay


RECHERCHES

À l'occasion du centième anniversaire du naufrage de l'Empress of Ireland, j'ai décidé d'essayer de rendre plus compréhensibles les manœuvres des deux navires impliqués dans l'accident.

J'ai lu et relu plusieurs fois le rapport de la Commission d'enquête menée par John Charles Bingham (Lord Mersey) entre le 16 et 27 juin 1914 à Québec. J'ai aussi consulté la carte marine produite par le capitaine Kendall durant cette enquête.

J'en ai retenu ceci;

LES TÉMOIGNAGES

Ils n'ont pas toujours été précis. Certains ne concordent pas, si l'on se fie à ce qui a été dit, il n'y aurait pas eu d'accident. Or, la réalité est toute autre. Il fallait donc faire des choix et accorder de la crédibilité à certains témoignages et en rejeter d'autres, peu crédibles.

LES HEURES DES ÉVÈNEMENTS

Il y avait des écarts entre les heures notées par les différents acteurs; «l'Empress of Ireland», le «Storstad», le bateau pilote «Eureka» et la station Marconi de la Pointe-au-Père. J'ai accepté les heures de «l'Empress» comme étant les plus plausibles. Ce navire au long cours était doté d'un chronomètre de marine, appareil très précis et essentiel à sa prise de position en mer. J'ai corrigé les heures des autres pour les rendre compatibles avec celles de «l'Empress».

LES DISTANCES ET LES POSITIONS EXPRIMÉES

Toutes les distances et les positions exprimées lors des témoignages étaient estimées. Aucun appareil de navigation de l'époque tels que le Radar, le G.P.S., le sondeur à ultra sons et les cartes électroniques n'existait à ce moment là. Les navigateurs, expérimentés certes, donnaient leurs appréciations des distance et par conséquent des positions, en se fiant à leur vue et aux distances parcourues en tenant compte de la vitesse de leur navire, de la vitesse et de la direction des courants et du temps écoulé. Cependant, nous savons fort bien que plusieurs éléments, tels que le jour et la nuit, les conditions atmosphériques et les dimensions de l'objet en vue peuvent perturber la perception des distances en mer.

LE GOUVERNAIL DE L'EMPRESS OF IRELAND

Durant l'enquête, il a été dit que «l'Empress of Ireland» était un navire difficile à gouverner et à maintenir sur le cap. Lors de sa conception par l'architecte naval Francis Elgar, le safran du gouvernail n'avait pas une surface suffisante pour assurer une bonne gouverne. Cela avait été remarqué dès la mise en service du navire Deux ans plus tard, le navire avait été mis en cale sèche et son gouvernail, agrandi. Cela avait apporté une certaine amélioration, mais il semble que «l'Empress» était toujours un navire difficile à gouverner.

VITESSE ET DIRECTION DU COURANT

Il est très plausible de croire qu'un courant de 1 nœud et quart en direction est existait bel et bien la nuit de l'accident.

LE CONTEXTE DE L'ÉPOQUE

Au début du 20ième siècle, l'Angleterre régnait en maitre sur les océans du monde. Les anglais possédaient les navires les plus gros et les plus rapides et ils jouissaient d'une vaste expérience du monde maritime. En avril 1912, ils perdaient le «Titanic» dans des circonstances désastreuses pour l'orgueil national. Ils ne pouvaient blâmer personne d'autre pour le naufrage de ce navire. L'opinion mondiale était contre eux. Vint s'ajouter, en 1914, la perte de «L'Empress of Ireland» entrainant plus de 1000 personnes dans la mort. C'en était trop. Mais là, c'était différent, il y avait une autre nation d'impliquée, la Norvège, le «Storstad» naviguant sous drapeau Norvégien. L'Angleterre a désigné John Charles Bingham (Lord Mersey), le même qui avait présidé la Commission d'enquête sur le naufrage du «Titanic» en 1912, à venir à Québec présider l'enquête sur le naufrage de «l'Empress of Ireland». L'on ne trouvera aucun document d'archive disant que le responsable de la collision devait absolument être le «Storstad». Je crois cependant, que ces anglais devaient rechercher la moindre faute du navire étranger pour le blâmer de la collision.

Ayant toutes ces informations à l'esprit; je me suis appliqué à définir les trajets des deux navires avant qu'ils arrivent au point d'impact.

Commentaires sur les manœuvres probables des navires «Empress of Ireland» et «Storstad» ayant conduit au naufrage de «l'Empress».

DÉBARQUEMENT DU PILOTE ADÉLARD BERNIER

Le petit bateau pilote «Eureka» est venu cueillir le pilote Adélard Bernier qui débarquait après avoir piloté «l'Empress»de Québec à Pointe-au-père. Le navire avait quitté le port de Québec le 28 mai à 16h27.Tout de suite après le débarquement du pilote, à 01h20, le capitaine Henry Georges Kendall ordonne une course à N. 43° magnétique.« L'Empress» prend sa course vers le large.

À 01h35, au point B, «l'Empress» change de course de N.43°Mag. à N.E.73° Mag. À 01h36, peu après le changement de course, Kendall aperçoit les feux de têtes de mâts d'un navire venant vers lui, à une distance estimée à 5 milles nautiques. C'est le «Storstad» qui est au point 1. Le temps est beau et clair.

ARRÊT DE L'EMPRESS

Il est 01h44, arrivé au point D, «l'Empress» fait marche arrière pour s'arrêter. Le «Storstad» s'approche toujours à une vitesse de 10 nœuds, de laquelle l'on peut soustraire la vitesse du courant de 1 nœud et quart. Il est rendu au point 2 . C'est à ce moment là que l'officier du «Storstad» Alfred Severin Gessen Toftenes aperçoit le feu vert et immédiatement après, le feu rouge de «l'Empress», tout en observant ses feux de mâts qui se croisent. Quelques secondes après, la brume s'interpose entre les deux navires et ils se perdent de vue.

«L'Empress» en faisant marche arrière, a probablement dévié de sa course vers tribord. Un navire en marche arrière ne se gouverne plus car il n'y a plus de pression sur son gouvernail. Le capitaine Kendall ne s'est probablement pas aperçu de cette petite embardée à tribord car il avait les yeux rivés sur ce navire inconnu qui s'en venait. Le seul moyen pour lui de voir que son navire déviait à tribord aurait été de regarder le compas magnétique de son navire, ce qu’il ne pouvait faire en essayant de localiser le navire qui s’approchait.

En perdant «l'Empress» de vue dans la brume, Toftenes est resté avec l'image d'un navire qui virait à tribord et dont il a vu le feu rouge. Ce qui signifiait pour lui que cet autre navire voulait rencontrer "rouge à rouge" "bâbord à bâbord"

Quant à Kendall, il a vu le feu vert de l'autre navire sur son avant tribord et il l'a perdu de vue dans la brume.

ARRÊT DE L'EMPRESS

Il est 01h47. «L'Empress» est arrêté. Kendall a témoigné que son navire était arrêté complètement (mort dans l'eau). Or, il a été prouvé par d'autres témoins que «l'Empress» n'était pas arrêté complètement. Ils ont estimé sa vitesse à près de 2 nœuds. Nous aurons une autre preuve de cela un peu plus loin. Kendall était à plus de 40 pieds au dessus de la mer, dans l'obscurité totale. Il était très difficile pour lui de voir que son navire était complètement arrêté.

VITESSE ET COURSE DU STORSTAD

Peu après 01h47, Toftenes réduit la vitesse de son navire à environ 5 nœuds. Sa course est de O.250° 19'. Des sons de corne de brume s'échangent entre les deux navires mais il est très difficile pour les deux navigateurs d'en définir exactement la provenance. La brume est épaisse et l'on ne voit plus rien.

APPROCHES DU LIEU DE LA COLLISION

Contrairement à ce que pense Kendall, son navire continue à avancer à une vitesse sur le fond d'environ 3 nœuds, vitesse de près de 2 nœuds de son navire, plus celle du courant estimé à environ 1 nœud et quart.

Le «Storstad» avance toujours à une vitesse estimée à 5 nœuds. Toftenes gouverne un peu à tribord pour laisser de la place à l'autre navire qui, dans son esprit doit le croiser de bâbord à bâbord.

L'ACCIDENT

À 01h55, le «Storstad» entre dans le flanc tribord de «l'Empress of Ireland», en plein centre, sur la cloison étanche séparant les deux salles des chaudières à vapeur.(Les deux plus grands compartiments de «l'Empress of Ireland») Le capitaine Thomas Andersen vient d'arriver dans la timonerie du «Storstad» et il ne peut rien faire, il est trop tard.

Le capitaine Kendall crie, dans son porte voix, à Andersen de mettre son navire en marche avant afin de le garder dans l'ouverture. Andersen le fait mais comme «l'Empress» avance toujours, l'avant du «Storstad» est déporté vers tribord, les deux navires en viennent côte à côte, arrière contre arrière et, selon des témoins, se séparent et se perdent dans la brume et l'obscurité. Andersen est estomaqué, tout s'est passé très vite, il sait qu'il a heurté un navire, mais lequel? Son navire est arrêté. Il entend des cris et il met ses embarcations de sauvetage à l'eau et il sauve 450 personnes de la mort. 1012 autres sont disparues.

APPELS PAR T.S.F.

À cette époque, seuls les navires à passagers étaient dotés d'une station de T.S.F. Marconi. La compagnie Marconi fournissait depuis peu, l'équipement de même que l'opérateur car les navigateurs de l'époque ne savaient pas se servir de ce tout nouvel appareil. M. Ronald Fergusson, opérateur de Marconi envoya immédiatement un appel de détresse qui fut capté par la station de Marconi de Pointe-au-Père.

LES SECOURS S'ORGANISENT

À la suite de cet appel, le bateau pilote «Eureka», amarré au quai de Pointe-au-Père et le navire postal «Lady Evelyn», amarré au quai de Rimouski furent dépêchés sur les lieux de l'accident. Ils y arrivèrent trop tard pour sauver la vie de qui que ce soit. L'hypothermie avait fait son œuvre sur tous ceux qui flottaient. Ils ramenèrent tous les corps au quai de Rimouski.

POSITION DE L'EMPRESS OF IRELAND

«L'Empress of Ireland» a sombré en 14 minutes seulement après la collision. L'épave git à 48° 37' 30" de latitude Nord et 68° 24' 30" de longitude Ouest, à quelque distance du lieu de la collision.

LA COMMISSION D'ENQUÊTE

L'enquête s'est tenue à Québec du16 au 27 juin 1914. Devant certains témoignages contradictoires des officiers de «l'Empress» et du «Storstad», les commissaires n'ont pu rendre de verdict démontrant la responsabilité entière de l'un ou l'autre des deux navires.

Le seul blâme fut envers l'officier Toftenes du Storstad, du fait qu'il n'a pas appelé le capitaine Andersen à la timonerie dès qu'il aperçu de la brume, tel qu'il lui avait été ordonné.

Au delà de 7800 questions furent posées aux différents témoins lors de l'enquête. Cependant, une question pertinente aurait du être posée au capitaine Kendall; " Sachant qu'un navire venait vers vous et qu'il risquait de croiser votre route, pourquoi ne pas avoir continué quelques minutes de plus sur votre course de N. 43° magnétique?"

Il eut été approprié de la poser, mais la réponse aurait probablement conduit à porter un blâme envers Kendall et aussi à le rendre responsable de la collision. Pourtant, d'éminents et expérimentés capitaines étaient là pour conseiller Lord Mersey.

Le commandant W.S. Caborne C.B. R.M.R.
Le commandant ingénieur P.C.W. Howe M.R.
Le capitaine L.A. Demers S.R.A. Commissaire enquêteur du Dominium.
Le professeur John Welch M. sc. Ins I.C.

Il ne faut pas oublier qu'ils étaient tous des gens qui faisaient partie du Commonwealth Britannique et qu'ils ne voulaient probablement pas qu'un navire anglais porte la responsabilité d'une telle catastrophe.

MES PROPRES CONCLUSIONS

J'aurais conservé le blâme à Toftenes de ne pas avoir suivi la consigne d'appeler le capitaine lorsqu'il y avait apparence de brouillard ou de visibilité réduite, surtout lorsqu'il y avait un navire très proche.

J'aurais aussi blâmé le capitaine Kendall de ne pas avoir continué quelques minutes de plus sur sa première course de N. 43° mag. afin de s'éloigner davantage du danger potentiel que représentait l'autre navire, qu'il avait pourtant bien vu. C'eut été de la navigation préventive car il savait qu'il y avait possibilité de brouillard. Quant à moi, le capitaine Kendall a manqué de jugement dans ce cas particulier.

Cela, j'en suis certain, les assesseurs le savaient et ils n'en ont pas soufflé mot.

POURQUOI L'EMPRESS OF IRELAND A-T-IL COULÉ SI VITE

Il faut tout d'abord apporter quelques informations sur la stabilité des navires de cette époque.

«L'Empress of Ireland» avait été conçu pour flotter en cas de l'envahissement par la mer de deux de ses compartiments. Bien sûr, il aurait calé un peu dans l'eau, mais le dessus de ses cloisons étanches serait demeuré au dessus de la ligne de flottaison. Les navires ne possèdent pas de cloison étanche longitudinale, pour la simple raison que s'il y a une voie d'eau, celle-ci peut se répandre sur toute la largeur du navire et l'empêcher de prendre une gite.

Dans le cas de «l'Empress, l'ouverture crée par l'étrave du «Storstad» était très grande et dès que le «Storstad» s'est dégagé de la brèche, une énorme quantité d'eau a envahi les deux plus grands compartiments étanches de «l'Empress», les deux salles des chaudières à vapeur. La quantité d'eau a été tellement grande à tribord, que «l'Empress» a pris une gite immédiate assez prononcée de ce coté. L'eau n'a pas pu se répandre du coté bâbord et ramener le navire à la verticale comme il avait été prévu. Il est resté penché à tribord. Si l'on ajoute à cela, le fait que les portes des cloisons étanches n'étaient pas toutes fermées et que plusieurs hublots, tout juste en haut de la ligne de flottaison, étaient demeurés ouverts, Il ne faut pas se surprendre que l'eau ait envahi le navire aussi rapidement. Selon les témoins, cinq minutes après la collision, «l'Empress» avait déjà une gite de 45° à tribord et il n'y avait plus d'électricité. Dans cette position, il n'était plus possible de mettre à la mer les embarcations de sauvetage de bâbord et très difficile de le faire pour celles de tribord. 14 minutes après la collision, «l'Empress of Ireland» reposait au fond du fleuve St-Laurent.

Donald Tremblay septembre 2014


N.D.L.R. Donald Tremblay est bien connu du milieu maritime. Chef ingénieur de carrière il faisait partie de l'équipe de plongeurs qui a relocalisé l'épave de l'Empress dans les années 1960. Il fut entre autres commandant de l'Institut maritime du Québec à Rimouski et co-fondateur du Musée de la Mer (il en était le président lorsque je fut engagé comme directeur!). Il a été impliqué dans plusieurs projets de nature maritime, dont l'installation du sous-marin Onondaga à Pointe-au-Père.